Hideo Kojima à propos de Guillermo del Toro : « notre lingua franca n’est pas l’anglais, mais la créativité »

Hideo Kojima, le 18 novembre 2016

Hideo Kojima s’est longuement entretenu avec le site Sugoi Japan pour faire le point sur l’actualité qui a ponctué la première année d’existence de Kojima Productions en tant que studio indépendant.

Tout a commencé en janvier 2016 par un voyage enrichissant autour du monde. En effet, Hideo Kojima s’est rendu dans les plus grands studios de jeux vidéo en compagnie de Mark Cerny (Sony) à la découverte des nouvelles technologies. « Même si nous sommes concurrents, tous les studios que nous avons visités ont eu la gentillesse de nous montrer leurs installations, leurs technologies et leurs travaux créatifs. Mais je ne pense pas que j’ai eu droit à un traitement spécial. Je pense plutôt que ces studios ont un esprit très ouvert » souligne Hideo Kojima dans son récit. « Nous sommes à une époque où, grâce à internet, presque tout est à portée de main. Mais je pense que la meilleure façon pour discuter avec des gens est de le faire en chair et en os. Régulièrement, je vais à la rencontre de gens très différents, et inversement. Nous partageons nos visions, et quand ces rencontres aboutissent à une collaboration, nos agents trouvent un arrangement, et nous commençons à créer ensemble ».

Au terme de ce voyage technologique, Kojima Productions a choisi de collaborer avec Guerrilla Games, un studio basé aux Pays-Bas, très connu pour avoir créé la série Killzone. « En ce qui concerne la technologie, les Européens, tout particulièrement ceux du nord de l’Europe, sont les meilleurs dans le domaine du jeu vidéo » souligne Hideo Kojima. « Durant six mois, j’ai rendu visite à différents studios partout dans le monde. Il s’est avéré que Guerrilla Games était le meilleur choix pour Kojima Productions. Il nous fallait un partenaire qui soit un bon studio, avec une bonne équipe et une bonne technologie pour créer quelque chose de grand » explique le papa de Metal Gear avant de vanter les mérites du moteur graphique de Guerrilla Games. « Contrairement à celui de l’E3 2016, le trailer de Death Stranding diffusé aux Games Awards 2016 a été réalisé avec le moteur graphique de Guerrilla Games. Toutefois, nous avons un style visuel très différent de Horizon Zero Dawn [le nouveau jeu de Guerrilla Games]. De nombreuses modifications ont été apportées au moteur. Il ne s’agit pas d’un simple emprunt, mais d’une véritable collaboration entre Guerrilla Games et Kojima Productions » insiste Hideo Kojima.

Le logo de Decima, le moteur graphique de Death Stranding
Le logo de Decima, le moteur graphique de Death Stranding

En effet, Kojima Productions est totalement impliqué dans les réglages de Decima, le nom du moteur graphique de Guerrilla Games. « Nous l’avons baptisé ainsi en hommage à Dejima de Nagasaki. Mais on nous a expliqué que le son japonais « JI » était difficile à prononcer, alors nous avons choisi Decima, qui fait également référence à l’une des divinités romaines, fileuses de la destinée humaine. Je trouve que c’est un nom approprié pour nous, en tant que créateurs de jeux vidéo » continue Hideo Kojima. « Nous avons mis en place « KojiPro Decima » chez Guerrilla Games, qui n’est autre qu’un studio satellite de Kojima Productions. Nous prévoyons d’embaucher de nouveaux talents là-bas. Nous recrutons également chez Kojima Productions, ici au Japon, via notre site internet. Une des conditions requises pour travailler chez KojiPro est de savoir parler le japonais. Le problème c’est que 90% des demandes ne remplissent pas cette condition. Toutefois, notre bureau satellite à Amsterdam offre une opportunité à toutes ces personnes qui ne parlent pas le japonais de collaborer avec nous. »

Au Japon, sur l’un des murs du studio de Kojima Productions, une affiche témoigne de cette collaboration néerlando-japonaise. « Même si l’équipe de Guerrilla est très occupée, ils ont pris la peine de nous envoyer une affiche du jeu signée par toute l’équipe avec ce petit mot : « Félicitations pour votre nouveau studio ». Ils sont vraiment gentils » raconte Hideo Kojima non sans émotion.

Le mois suivant, en février 2016, Hideo Kojima retrouvait ses vieux amis Guillermo del Toro et Norman Reedus pour discuter de ses nouveaux projets. « Norman Reedus a fait preuve de beaucoup de sollicitude à mon égard » se souvient le Japonais. « Il m’a soutenu lorsque je vivais une situation difficile, les mois qui précédèrent mon indépendance. Je lui ai demandé s’il était intéressé par un rôle dans mon premier projet. « Bien sûr ! Ce serait cool » m’a répondu Norman. « Je serais un idiot de refuser ta proposition ! » La situation est identique avec Kyle Cooper. Nous sommes amis depuis 1999. C’est une personne qui compte beaucoup pour moi. Il a également marqué son inquiétude lorsque je pris la décision de devenir indépendant. Mais il m’a manifesté tout son soutien. « Je comprends ta décision et sache que je serai toujours là pour toi. » J’ai versé une larme en lisant ses mots » admet Hideo Kojima.

Hideo Kojima, Kyle Cooper et Hermen Hulst, le 1er décembre 2016
Hideo Kojima, Kyle Cooper et Hermen Hulst (Guerrilla Games), le 1er décembre 2016

« Même si le langage, les méthodes, les outils et la nature de nos créations – de Kyle, de Nicolas, de Guillermo et de moi-même – sont très différents, il existe un lien qui nous unit. Nous ne parlons pas la même langue et pourtant nous partageons nos joies et nos peines. Notre lingua franca n’est pas l’anglais, mais la « création ». Peu importe si nous nous voyons peu souvent, ils sont toujours prêts à me donner un coup de main. Il en est de même pour tous les acteurs et créateurs que je côtoie depuis longtemps. »

Le mois de juin 2016 marque le grand retour de Hideo Kojima à l’E3, après deux éditions manquées à son grand regret. À cette occasion, le Japonais n’est pas venu les mains vides. Le premier trailer de Death Stranding avec Norman Reedus a été l’un des événements marquants de cet E3 2016. « Avec le tout premier trailer de Death Stranding, je souhaitais montrer une facette différente et inhabituelle de Norman Reedus qui est essentiellement connu pour le rôle de Daryl dans The Walking Dead. Dans le trailer de Death Stranding, on le voit serrer un bébé dans ses bras. Des larmes coulent sur ses joues, et en plus il est entièrement nu [rires].

À l’E3 2016, les marques de sympathie à son égard l’ont beaucoup touché. « De nombreuses personnes m’ont chaleureusement remercié » se rappelle Hideo Kojima. « Elles m’ont raconté qu’elles avaient rejoint l’industrie du jeu vidéo à cause de moi. Il y a même des gens dans le monde du cinéma, tels que D.B. Weiss, scénariste et executive producer de Game of Thrones, qui ont été influencés par mon travail. Il est donc très important pour moi de ne pas les décevoir ! » pointe Hideo Kojima.

Image de Death Stranding – E3 2016
Trailer de Death Stranding – E3 2016

« Mes jeux exigent une quantité de travail incroyable. De nombreuses personnes disent que mes jeux vidéo sont des films. Pourtant, les processus de production d’un jeu et d’un film sont totalement distincts. La différence majeure réside dans le fait que les joueurs ont chacun leur propre manière de jouer. En tant que créateurs, nous devons tenir compte des actions innombrables que les joueurs sont successibles d’accomplir. Pour créer le monde de Death Stranding, nous utilisons des scans 3D par photogrammétrie réalisés à partir de données photographiques à 360 degrés. Nous avons également recours à la performance capture pour enregistrer les mouvements des acteurs. Ces méthodes sont complètement différentes de celles utilisées dans les films. Il est donc primordial que les acteurs soient intéressés par ce type de procédé avant de s’engager dans le projet, ce qui a été le cas de Norman Reedus et Mads Mikkelsen. »

Si Hideo Kojima avait déjà travaillé avec Norman Reedus pour P.T., le teaser jouable du défunt Silent Hills, l’envie de travailler avec Mads Mikkelsen ne date pas d’hier non plus. « Je pense que j’ai voulu commencer à travailler avec lui à l’époque de Casino Royale (2006) et de Valhalla Rising (2009) » se souvient le Japonais. « En regardant sa filmographie, j’ai eu l’agréable surprise de découvrir qu’il avait travaillé avec Nicolas Winding Refn dans la trilogie Pusher (1996-2005). C’est grâce à ce dernier que j’ai pu entrer en contact avec Mads Mikkelsen.

Valhalla Rising m’a chaudement été recommandé par le réalisateur hollywoodien Ryuhei Kitamura [MGS The Twin Snakes]. Dans la foulée, je me suis rapidement procuré le Blu-ray de Drive qui venait tout juste de sortir. J’ai adoré ce film et j’ai d’ailleurs écrit une critique à son sujet. Lors d’un voyage à Londres, j’ai pris contact avec Nicolas Winding Refn qui m’a fait la surprise de venir de sa Copenhague natale pour me rencontrer dans la capitale anglaise.

Nicolas Winding Refn et Mads Mikkelsen lors de la réalisation de Valhalla Rising (2009)
Nicolas Winding Refn et Mads Mikkelsen lors de la réalisation de Valhalla Rising (2009)

Guillermo del Toro fait partie de ceux qui ont découvert le talent de Norman Reedus. Je lui ai fait part de mon envie de travailler avec lui. Guillermo m’a donc mis en contact avec Norman. Dans un email, il lui a écrit : « Hideo Kojima souhaite collaborer avec toi. » Et Norman lui a rapidement répondu : « Oh super ! Je suis partant ! ». Et nous nous sommes rencontrés. »

En décembre 2016, un deuxième trailer de Death Stranding surprend tout le monde lors des premières minutes des Game Awards. Guillermo del Toro et Mads Mikkelsen prêtent tous les deux leurs traits à des personnages du jeu. Si le réalisateur mexicain n’a participé qu’aux séances photos pour créer son personnage laissant son modèle 3D au marionnettiste Hideo Kojima, en revanche Mads Mikkelsen jouera bel et bien son rôle de A à Z. « Ne trouvez-vous pas que Mads Mikkelsen transpire la classe dans le second trailer ? » lance Hideo Kojima. « Je suis un grand fan de son travail, à tel point que je regarde chaque jour l’un de ses films. »

Hideo Kojima compare bien souvent les ambitions de Kojima Productions à la conquête spatiale. Après avoir constitué un équipage, Hideo Kojima avait besoin d’un moteur pour sa fusée. Il l’a trouvé chez Guerrilla Games. Ainsi, l’année 2017 marquera enfin le décollage vers Jupiter, la planète qu’il voudrait bien atteindre avec Death Stranding.

Mads Mikkelsen dans Death Stranding – Trailer The Game Awards 2016
Mads Mikkelsen dans Death Stranding – Trailer The Game Awards 2016

« Quand j’étais petit, je regardais Star Trek à la télévision » se souvient Hideo Kojima. « J’étais surpris de voir que les membres de l’équipage du vaisseau spatial Enterprise étaient d’origines très différentes, alors que l’actualité était marquée par la Guerre Froide. Il y avait des Africains, des Américains, des Asiatiques, et même des extraterrestres comme Monsieur Spock. J’étais captivé par leur histoire et par leur collaboration commune à trouver d’autres formes de vies dans l’immensité de l’univers.

Mon ami, Guillermo del Toro est mexicain. Mads Mikkelsen et Nicolas Winding Refn sont danois. Ils sont d’origines différentes mais ils ont tous grandi, comme moi, en regardant des films de tous horizons, comme Godzilla par exemple. Même si nous ne parlons pas la même langue, nous nous comprenons car nous avons le même point de vue sur le divertissement.

Parfois, il m’arrive de décrire notre équipe comme celle de l’Enterprise. Et même si notre vaisseau est financé par des yens, ou assemblé au Japon, ça n’en reste pas moins notre point de départ. Quelle que soit son origine, toute personne peut rejoindre notre équipage. Tout ce qui compte c’est de pouvoir travailler tout ensemble dans la même direction. Notre collaboration avec Guerrilla Games en est l’illustration parfaite ! »

Avant de conclure, Hideo Kojima souligne les raisons pour lesquelles l’astronaute « Ludens » est aujourd’hui la mascotte de Kojima Productions, tout en évoquant ses motivations personnelles. « Homo Ludens signifie « ceux qui jouent ». Je pense que « jouer » est la prochaine étape de l’humanité dans son évolution. La vidéo du logo de Kojima Productions montre Ludens marcher sur une surface aride dans l’espace. La vidéo montre la façon dont les voyageurs de l’Enterprise apportent la possibilité de « jouer » dans de nouveaux mondes. Je suis un créateur de jeux vidéo, je suis donc à la fois Homo Ludens (ceux qui jouent) et Homo Faber (ceux qui créent).

Je veux encourager les joueurs à devenir, éventuellement, des créateurs, à leur passer la main. Qu’ils se disent : « Hé, ce jeu a changé ma vie. Qui en est l’auteur ? Oh, c’est un gars qui s’appelle Kojima. Je veux créer quelque chose comme lui. » C’est ce genre de connexion sur laquelle je travaille dur. Je n’oublierai jamais cette image où les enfants jouaient dehors, avec leurs consoles portables, alors que leurs maisons avaient été détruites par le terrible tremblement de terre de Hanshin. Pouvoir jouer à quelque chose leur a permis d’affronter leur situation difficile et de la surmonter. Je pense que c’est mon travail. Je ne peux pas envoyer des tonnes de riz ou des litres d’eau, mais je peux apporter quelque chose de divertissant. »

« J’ai 53 ans aujourd’hui. Il ne me reste plus qu’une dizaine d’années en tant que créateur de jeu. Durant les trente dernières années, j’ai réalisé des jeux vidéo. Et même si c’est une tâche éreintante, je ne peux pas m’arrêter. Je suis toujours animé par le désir de créer quelque chose de nouveau et d’excitant, même dans les moments les plus difficiles. C’est probablement la raison pour laquelle je continue encore aujourd’hui. »

Hideo Kojima, le 18 novembre 2016
Hideo Kojima, le 18 novembre 2016
Source : Sugoi Japan
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Passionné par la série Metal Gear Solid de Hideo Kojima, j'ai fondé le site de MetalGearSolid.be en 2002. Aujourd'hui, l'aventure continue avec KojiPro.be, le dernier né de la petite famille Aimgehess !

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