Avec Dunkerque et The Great Escape, Hideo Kojima évoque la philosophie de Death Stranding

Mélange de Dunkerque et de Death Stranding | création originale

Chaque mois, Hideo Kojima rédige une critique d’un film sur le site américain Glixel. De La La Land à Logan, en passant par Kong : Skull Island et Alien (pour ne citer qu’eux), le Japonais partage sa passion cinématographique depuis le début de l’année. En août, on s’évade à Dunkerque, chez Christopher Nolan.

Pendant vingt-huit ans, Hideo Kojima n’a cessé de dénoncer toute la misère et l’absurdité de la guerre avec sa série phare Metal Gear qui s’est achevée en 2015 par Metal Gear Solid V : The Phantom Pain. Aujourd’hui, le Japonais compte bien offrir une expérience d’un nouveau genre avec son prochain jeu, Death Stranding. Dans sa dernière critique cinéma dédiée à Dunkerque, Hideo Kojima consacre de nombreuses lignes sur la philosophie mystérieuse de son nouveau projet. « Il est temps que le jeu vidéo trouve son Dunkerque ! » insiste le Japonais. Propos étranges ? Pas vraiment. Explications…

Dunkerque (Dunkirk) de Christopher Nolan (2017)
Dunkerque (Dunkirk) de Christopher Nolan (2017)

« Dunkerque a donné naissance à un nouveau genre de film de guerre.

Préférant reproduire fidèlement les décors grandeur nature pour éviter un maximum les effets spéciaux, Christopher Nolan revisite l’architecture d’un film de guerre. Son œuvre connaît un véritable succès, atteignant le sommet du box-office nord-américain dès la première semaine de sa sortie. Une place que Dunkerque occupa également la semaine suivante, générant ainsi près de 102 millions de dollars, durant cette même période.

Son approche sur la technologie, quand il réalise un film, et son refus de cantonner la représentation de la guerre à la seule défaite de l’ennemi, me rappelle mon travail sur Metal Gear, de bien des façons. Et j’espère qu’il en sera de même pour mon prochain jeu.

Dunkerque

Le film dépeint sobrement la Bataille de Dunkerque durant laquelle les troupes britanniques et françaises ont été évacuées lors de la Seconde Guerre mondiale. En évoquant cet épisode, ce long-métrage est un film de guerre peu conventionnel. L’excitation de terrasser l’armée allemande y est absente. En réalité, nous ne voyons aucun visage de soldat allemand. Le film se concentre sur la fuite des troupes britanniques.

Dunkerque offre très peu de dialogues. Bon nombre de soldats sont anonymes et aucune attention n’est portée à leur passé. Le film parvient à capter l’attention du public à travers l’exode des troupes et le suspense qu’il engendre. Des ingrédients que l’on trouve dans les films de Buster Keaton et de Charlie Chaplin.

Fionn Whitehead dans Dunkerque (Dunkirk) de Christopher Nolan (2017)
Fionn Whitehead dans Dunkerque (Dunkirk) de Christopher Nolan (2017)

L’histoire est structurée en trois parties : la terre, la mer et les airs. Sur terre, les soldats attendent d’être secourus sur la plage. Pour être sauvés, des soldats français se font même passer pour britanniques. En mer, un capitaine d’un bateau civil participe à l’évacuation de Dunkerque. Dans les cieux, les pilotes de l’armée de l’air empêchent l’armée allemande d’entraver l’évacuation. Ces trois chapitres réunis entraînent le public au cœur de la guerre.

Résultat, le long-métrage dépeint avec succès une autre facette de la guerre où l’évacuation est source de victoire. En regardant le film, on apprend que les 400.000 soldats qui se sont repliés, avant que le conflit ne se produise, sont des héros de guerre.

Après l’immense succès qu’a connu Dunkerque, les films de guerre classiques qui ont usé des dernières technologies et brossé la victoire d’un conflit peuvent sembler quelque peu désuets.

Dunkerque n’est pas le premier film de guerre à se focaliser thématiquement sur une évasion en omettant un conflit. En 1963, le film « The Great Escape » (La Grande Évasion) s’inspire d’une histoire vraie en évoquant l’évasion d’officiers alliés d’un camp allemand, durant la Seconde Guerre Mondiale. Dans ce film, tirer sur un ennemi pour le tuer n’est pas une solution. L’évasion est une forme de résistance. Des ruses sont utilisées pour tromper les soldats allemands et pour mener les alliés vers la victoire. The Great Escape est un film anti-guerre. Il a été une véritable source d’inspiration pour moi lorsque j’ai eu l’idée de Metal Gear en 1987.

Steve McQueen, James Donald, Richard Attenborough, Charles Bronson, et John Leyton dans The Great Escape (La Grande Évasion) de John Sturges (1963)
Steve McQueen, James Donald, Richard Attenborough, Charles Bronson, et John Leyton dans The Great Escape (La Grande Évasion) de John Sturges (1963)

Metal Gear

Comme je l’ai maintes fois raconté par le passé, on m’avait demandé de créer un jeu de guerre à l’époque. Toutefois, le hardware n’était pas capable de recréer des conflits. Dans ce contexte, en jouant avec les limitations techniques, j’ai conçu Metal Gear, un jeu d’infiltration dans lequel il faut éviter les ennemis.

Il fut une époque dans les jeux vidéo où même des titres comme Super Mario Bros. dont le personnage principal et le gameplay étaient tout simples, rencontraient un énorme succès. En 1962, avec Spacewar!, il n’était techniquement pas possible de créer un visage humain. Alors, les joueurs contrôlaient des vaisseaux spatiaux en forme de lignes blanches dans un espace en deux dimensions doté d’un fond étoilé. Dans les années 70, Pong, Speed Race et Space Invaders faisaient leur apparition et ont fait du jeu vidéo, un loisir de masse. Cependant, les actions du joueur restaient sensiblement les mêmes. Par conséquent, c’est la compétition associée à ce gameplay simpliste qui tenait les joueurs en haleine. Qu’il s’agisse d’un jeu de tir, d’un jeu de course ou de tennis, le but était toujours de vaincre un adversaire, qu’il soit réel ou non. Le conflit était un moyen pour accéder à la victoire. Pas besoin de long discours. Pour sauver la princesse, Mario devait vaincre ses ennemis.

Lorsque vous travaillez avec des outils limités techniquement, tout ce que vous devez offrir au joueur pour qu’il s’amuse c’est un peu de motivation. Ce concept fondamental est toujours d’application aujourd’hui, aussi bien pour les jeux vidéo en 3D, qu’en réalité virtuelle.

Photo du tournage de Dunkerque (Dunkirk) de Christopher Nolan (2017) | Max Rosereau, Marc Demeure
Photo du tournage de Dunkerque (Dunkirk) de Christopher Nolan (2017) | Max Rosereau, Marc Demeure

Le succès de Dunkerque réside dans sa reproduction convaincante d’une zone de guerre et la tentative de « s’en échapper », en d’autres mots, de « survivre ». Nous sommes très certainement aux antipodes des films de guerre classiques. Le réalisateur a le pouvoir de choisir ce que le spectateur va regarder. Ce niveau de contrôle a donné naissance à différents chefs-d’œuvre de « films de guerre sans conflit ». En écrivant ces lignes, je pense aux œuvres récentes de Shinya Tsukamoto avec Fires on the Plain et de László Nemes avec Son of Saul.

Est-il possible de raconter une histoire similaire en ayant recours à l’interactivité des jeux vidéo ? Pour répondre à cette question avec Metal Gear, trois décennies m’ont été nécessaires.

Les messages « anti-guerre » et « anti-armes nucléaires » ont plané sans cesse sur la série Metal Gear. La génération de mes parents est née durant la Seconde Guerre mondiale. Ma génération a grandi en écoutant leurs témoignages sur la guerre. Nous avons également appris toute la misère, l’absurdité de la guerre et des armes nucléaires grâce aux films et aux livres. Le jeu vidéo convient naturellement aux « combats » et à la « compétition ». Malgré tout, j’ai senti que non seulement le jeu vidéo était capable de porter un message de paix et contre l’armement nucléaire mais que c’était son devoir. Je tenais également à changer l’idée selon laquelle les jeux vidéo ne pouvaient être que des combats.

Par mes interactions avec les joueurs, à la suite des sorties de Metal Gear, Metal Gear 2, Metal Gear Solid et Metal Gear Solid 2, j’ai appris quelque chose d’intéressant. Pourquoi notre monde est-il ainsi ? Si la guerre et les armes nucléaires sont des atrocités, pourquoi existent-elles encore ? La jeune génération ne peut répondre à cette question.

Metal Gear Solid 3 : Snake Eater | Kojima Productions (2004)
Metal Gear Solid 3 : Snake Eater | Kojima Productions (2004)

J’ai décidé de décrire cette époque qui a été l’origine de ce dilemme dans Metal Gear Solid 3, en 2004. Le jeu se déroule en 1964, au cœur de la guerre froide, entre les États-Unis et l’URSS. Certains jeunes ne savent même pas qu’un état politique connu sous le nom de Union Soviétique existait autrefois. Je pensais qu’il était de mon devoir de leur apprendre cet épisode du passé.

Qu’est-ce qui a amené les États-Unis et l’Union Soviétique, pourtant alliés durant la Seconde Guerre Mondiale, à devenir ennemis au point de se constituer, chacun, un arsenal nucléaire ? Les ennemis formés à partir d’idéologies créées par l’homme. Le bien et le mal. Il n’y a pas de justice ni de corruption absolues. Je voulais montrer aux joueurs le destin et les idées de personnages forgés par l’évolution conceptuelle du bien et du mal à travers les époques. C’est la raison pour laquelle j’ai créé Big Boss, l’ennemi « méchant » de Solid Snake, le héros « bon et juste » de Metal Gear et Metal Gear 2.

Je voulais que les joueurs expérimentent ce qu’on appelle le mal, tout comme Christopher Nolan l’a proposé, peu de temps après, avec The Dark Knight en 2008, dans lequel Batman, symbole de la justice, prend le rôle du méchant pour le bien de Gotham City.

Paz dans Metal Gear Solid : Peace Walker | Kojima Productions (2010)
Paz dans Metal Gear Solid : Peace Walker | Kojima Productions (2010)

Sorti en 2010, Metal Gear Solid : Peace Walker se déroule au Costa Rica, en 1974. Avec cet épisode, je voulais que les joueurs réfléchissent sur la signification de la présence de forces armées et d’armes nucléaires dans un pays qui n’a pas d’armée. Si les bombes nucléaires ont le pouvoir de détruire le monde, alors pourquoi ont-elles un effet dissuasif ? À la fin de l’histoire, Snake fait le choix de garder les armes nucléaires à la Mother Base pour cette raison.

Dans Metal Gear Solid V : Ground Zeroes, la Mother Base construite dans Peace Walker est détruite par une force ennemie, imprégnant le joueur d’un sentiment de perte et d’un désir de vengeance. Un ennemi impitoyable qui ne laisse au joueur aucune place pour la fuite et qui conduit à un conflit inextricable.

La suite, avec Metal Gear Solid V : The Phantom Pain, est l’exécution de cette vengeance. Le joueur met en place une armée, récolte des ressources pour construire sa nouvelle base et développe des armes nucléaires pour se protéger.

À mesure que le joueur progresse dans l’aventure, il ressent son désir de vengeance et son sentiment de « justice » quelque peu s’estomper. En plus, le mode en ligne offre aux joueurs la possibilité de désarmer leur arsenal nucléaire, avec pour but suprême d’éradiquer toute menace nucléaire dans le monde du jeu. Pour autant que je sache, ce but n’a toujours pas été atteint. Mais si nous sommes incapables de désarmer nous-mêmes le monde réel de ses bombes nucléaires, au moins le monde fictionnel du jeu nous offre « l’expérience » inédite de créer consciemment un monde sans arme nucléaire. Grâce à cette expérience, les joueurs comprendront ce que signifie vraiment prendre position contre la guerre et les armes nucléaires.

D’abord, les joueurs sentent le besoin d’acquérir des armes nucléaires. Mais ensuite, aux quatre coins du monde, ils choisissent de se désarmer. Cette expérience et son processus représentent l’objectif principal de Metal Gear.

Metal Gear Solid V : Ground Zeroes | Kojima Productions (2014)
Metal Gear Solid V : Ground Zeroes | Kojima Productions (2014)

Des jeux dans un monde post-Metal Gear

Dunkerque, The Great Escape et Metal Gear nous disent tous que la victoire ne se trouve pas dans la défaite de nos ennemis, mais en protégeant la vie. Alors, où vont nous mener les jeux post-Metal Gear ?

Voici un extrait de La Corde, la nouvelle de Kōbō Abe.

« La corde et le bâton sont les deux plus vieux outils de l’humanité. Le bâton pour garder le mal à distance, la corde pour amener vers soi ce qui est bon. Ce sont les premiers amis conçus par l’humanité. On trouve la corde et le bâton partout où les hommes sont passés. »

Cinquante-cinq ans se sont écoulés depuis la création du premier jeu vidéo Spacewar! Mais les joueurs continuent de se battre entre eux avec des bâtons. Les jeux vidéo n’arrivent pas à briser la malédiction où, pour repousser le mal, la victoire se gagne à coups de bâton. Je veux changer cela.

Caricature de Norman Reedus et Mads Mikkelsen, par Yoji Shinkawa pour Death Stranding
Caricature de Norman Reedus et Mads Mikkelsen, par Yoji Shinkawa pour Death Stranding

Il est temps que l’humanité prenne la corde en main. Nous sommes prêts pour un jeu vidéo qui ne repose pas sur la compétition. Un jeu qui utilise la corde pour apporter des choses positives au joueur et qui établit des liens. Nous n’avons pas besoin d’un jeu qui divise les joueurs, entre les gagnants et perdants. Mais d’un jeu qui crée des connexions à un niveau différent. Mon projet actuel, Death Stranding, vise à atteindre cet objectif.

Le cinéma a près de 120 ans d’existence. Le jeu vidéo a 59 ans. Et nous sommes toujours inondés par un flot incessant de jeux où la victoire ne se mérite qu’en battant son ennemi. Il est temps que le jeu vidéo trouve son Dunkerque, son Great Escape. Nous avons besoin d’un jeu qui maintient l’essence et l’amusement unique de ce média, et qui offre aussi un tout nouveau type d’expérience. De plus, grâce à la nature interactive des jeux vidéo, cette nouvelle expérience sera forcément plus profonde que les films ou tout autre média.

À tout le moins, c’est ma conviction et je ne me défilerai pas devant ce défi. »

Hideo Kojima et l'affiche japonaise du film Dunkerque, le 25 août 2017
Hideo Kojima et l’affiche japonaise du film Dunkerque, le 25 août 2017
Source : Glixel
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Passionné par la série Metal Gear Solid de Hideo Kojima, j'ai fondé le site de MetalGearSolid.be en 2002. Aujourd'hui, l'aventure continue avec KojiPro.be, le dernier né de la petite famille Aimgehess !

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